Depuis 2012, Delphine Navez enrichit au quotidien une chronique photographique intime qui se construit par l’accumulation d’images-souvenirs. Leur format, le carré, n’exclut rien ni personne de son centre, de son cœur. Il est la figure stable. Il est le proche et le sans mot. Il est l’équilibre à la fois formel et essentiel.
Ces photographies constituent un support mnémonique, un ancrage face à la fuite du temps, des petits cailloux blancs semés sur un sentier. Un jeu aussi : une taquinerie jetée à la figure de son inéluctabilité. Me (mento) Mori : Saturne dévore ses enfants ? Delphine Navez le chatouille sous les bras avec le fil d’Ariane !
Le jeu, c’est aussi l’assemblage, la collection et ce qu’on peut en faire. Ainsi, les images de ME MO RI sont faites pour être manipulées, associées. Memori, ce plaisir d’enfant qui consistait à retrouver des paires, se mue ici en recherche de similitudes et d’échos, cachés dans une ombre, un contraste, une couleur. L’appariement des photographies crée un avant et un après, un fil temporel, une narration chaque fois renouvelée. Assemblés, les carrés se font paysages et l’espace se dédouble. À moins que ce ne soit le temps.
Mais en nous offrant ses souvenirs, Delphine Navez les désincarne. Ils s’extraient de leurs sujets – famille, amis, lieux parcourus – pour en revêtir d’autres, s’habiller des représentations de ceux qui se les approprient. Sans s’en déposséder, la photographe partage alors l’universalité des émotions qui jaillissent, parfois avec violence, de ses images. Images où l’on peut lire le rire : celui qui éclate avec le son – le sens – le geste ; grinçant parfois. Images où l’on peut lire la perte : la solitude des sujets isolés, la multitude de regards et de bouches entrouvertes et les corps amputés, tendus, brûlés par les blancs. Images, encore, où la couleur soudain détaille, brandit le réel et nous le met sous le nez, nous réveille en sursaut, sans concession.
Car si ME MO RI est un jeu, ce n’est autre que celui de l’existence. La partie est lancée : on fonce tête baissée du drôle au tragique et du tragique au drôle … et inlassablement, on recommence.
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